« Genre et ville : l’urbanisme est-il un vecteur d’inégalité ? »
Longtemps, nous avons pensé que l’aménagement urbain était neutre du point de vue du genre, que la ville était conçue à l’usage des hommes comme à celui des femmes. De récentes études montrent qu’il n’en est rien. En tant que professionnelle de ce secteur, je ne peux que constater que l’urbanisme a longtemps été un vecteur d’inégalités profondes – même si les choses sont en train de changer. Comment améliorer nos pratiques ? Voici quelques pistes de réflexion.
La ville aménagée pour les hommes
80% de la population française vit aujourd’hui en ville. L’espace urbain constitue donc pour la grande majorité d’entre nous un environnement quotidien et familier, auquel nous sommes si habitué.e.s que nous ne l’interrogeons pas. Si l’on y prête un peu attention, on remarque pourtant que nos espaces publics urbains sont très largement conçus à destination des hommes.
Dans nos villes, les aménagements de type terrains de foot, city stades, skate parcs, sont ainsi essentiellement utilisés par les hommes. Ils représentent par ailleurs 75% des budgets des collectivités destinés aux loisirs. De même, dans les 20 disciplines les plus pratiquées dans les clubs sportifs, les deux tiers des adhérents en moyenne sont des garçons.
Autre exemple : on sait que les femmes sont encore très largement en charge des tâches domestiques et du soin des enfants. Dans les quartiers résidentiels, bien souvent, les trottoirs trop étroits ne permettent pas de circuler confortablement avec une poussette par exemple. De même, en ville, on trouve très rarement des « rampes » ou « toboggans » à côté des escaliers, ce qui rend impossible de les utiliser avec une poussette ou un caddie.
Dans de nombreux quartiers par ailleurs, les femmes ne fréquentent pas les terrasses des cafés. Les hommes, eux, s’y retrouvent et occupent ainsi l’espace public tandis que les femmes, bien souvent, ne font que le traverser. 40 % des femmes renoncent ainsi à fréquenter certains lieux publics. Les usages dans la ville répondent donc à la traditionnelle répartition des tâches : aux hommes l’espace public, aux femmes la sphère privée.
Enfin, passée une certaine heure, les femmes sont beaucoup moins présentes dans l’espace public. Plus d’une francilienne sur trois dit avoir « peur dans son quartier le soir » contre moins d’un francilien sur dix. Il y a pour les femmes une forme « d’interdit social d’être là », un non-droit à la ville. Leur éducation leur fait accepter que leur place n’est pas à l’extérieur et qu’elles sont en danger dans l’espace public.
On pourrait objecter que les mutations récentes de la ville, et notamment la prise en compte du développement durable, change la donne. Mais le géographe Yves Raibaud soutient, quant à lui, qu’il n’en est rien. L’étude qu’il a menée sur la métropole bordelaise montre par exemple que les femmes sont toujours moins nombreuses à vélo (en particulier la nuit ou lorsqu’il pleut) et qu’elles l’abandonnent à la naissance d’un second enfant. Ainsi les nouvelles pratiques issues de la ville durable, je le cite, « ressemblent comme deux gouttes d’eau à des pratiques d’hommes jeunes, libres d’obligations familiales et en bonne santé ». Il s’agit là d’un regard polémique certes, mais tout à fait intéressant, car il nous invite à la vigilance sur ces sujets.
La ville aménagée par les hommes
Nos espaces urbains sont majoritairement conçus à l’usage des hommes, parce que ce sont des hommes qui les ont conçu. Pour comprendre ces inégalités qui marquent nos villes, il faut en effet comprendre qui décide l’aménagement des villes et commentsont pensés ces espaces que nous pratiquons.
De fait, la grande majorité des concepteurs de la ville, telle que nous la connaissons aujourd’hui en France, sont des hommes. Un exemple concret : depuis la création du Grand Prix de l’Urbanisme il y a bientôt 30 ans, 2 femmes seulement ont obtenu cette distinction (Paola Vigano en 2013 et Ariella Masboungi en 2016), contre 23 hommes.
De plus, les concepteurs de la ville ont trop souvent suivi une logique de planification sous un prisme technique, celui des infrastructures, au lieu de partir des usages. Je citerais le cas de la création des villes dites nouvelles comme Évry et Cergy-Pontoise. Elle a été menée par des représentants de l’État à grand renfort de moyens : survol de l’Île-de-France en hélicoptère pour déterminer leur localisation, démultiplication de schémas directeurs, désignation des « hommes de l’art » pour la mise en œuvre de ces villes dans une volonté de modernité… Ce sont ces hommes qui ont créé nos lieux de vie et imprimé leurs marques sur la fabrique de la ville, en ignorant trop souvent les préoccupations de ceux qui la pratiquent au quotidien, notamment les femmes.
Car c’est bien là le problème : les professionnels de l’aménagement planifient pour certains au lieu de planifier avec eux. Les femmes se retrouvent à faire partie du décor au lieu de faire partie des acteurs. La phase de concertation, lors des projets d’aménagement, ne permet pas réellement de faire remonter l’avis des habitants et plus particulièrement des habitantes. Dans ces réunions, bien souvent, les projets sont présentés à titre informatif devant un public clairsemé et majoritairement masculin.
Comment faire évoluer les choses ?
Dans les prochaines années, des millions de m² de constructions nouvelles vont sortir de terre en Île-de-France avec l’accueil de nouveaux habitants, des nouvelles infrastructures de transport et la création de nouveaux espaces publics. Il faut envisager ces projets comme autant d’opportunités pour mettre l’égalité de nos espaces en réflexion. En tant qu’urbanistes et professionnels de l’aménagement, nous avons une responsabilité sociétale : c’est à nous d’agir pour que la question d’un usage équitable de la ville soit au cœur des préoccupations.
Alors que devons-nous faire pour y parvenir ?
Tout d’abord, il faut sensibiliser les décideurs à cette problématique. Rappelons que seuls 14% de nos élus sont des femmes ! Pour cela, il existe des guides très bien faits, notamment le Guide référentiel Genre & espace public de la Mairie de Paris. Celui-ci décrypte les questions à se poser et les indicateurs pertinents à construire pour un environnement urbain égalitaire.
Il y a un travail de fond à mener sur le long terme, pour que la réflexion sur le genre soit intégrée dès l’amont des projets. Au lieu d’être envisagée comme une démarche corrective limitée à certains sites urbains, il faudrait que cette problématique soit, à terme, prise en compte à chaque étape des projets d’aménagement et à différentes échelles sur un territoire donné.
Ensuite, on peut s’inspirer des bonnes pratiques déjà mises en place par certaines villes. Je citerais 2 exemples. D’une part, la métropole de Rouen Normandie, qui a décidé de ne construire qu’un city stade au lieu de deux et a remplacé le second par une piste de roller derby, un sport d’équipe pratiqué en patins à roulette quads, surtout apprécié par les filles. D’autre part, la Ville de Rennes, qui a fixé pour objectif dans son projet urbain Rennes 2030, partant du constat que ce sont surtout les femmes qui sont chargées de la garde et du soin des enfants, de rendre possible l’accès à un espace vert en 5 minutes maximum.
Autre axe d’action possible : faire évoluer nos modes de faire. D’une part, je suis convaincue qu’il faut changer les modalités de la planification urbaine. Actuellement, en phase amont des projets, les acteurs s’empressent de produire des plans et des images pour donner à voir le futur projet aux décideurs. Il faut ralentir le processus et privilégier la réflexion, analyser l’existant, s’interroger sur les usages… au lieu d’être tout de suite dans la séduction visuelle pour « vendre » le projet.
D’autre part, il faut revoir les processus de concertation afin qu’ils soient réellement inclusifs et remettent l’usager au cœur de la conception. D’autres approches de la concertation existent, l’enjeu étant d’associer réellement les habitants au processus de conception au lieu de simplement leur présenter le projet lorsqu’il est déjà abouti. On peut citer par exemple les « marches exploratoires » qui sont expérimentées en France depuis fin 2014. Le principe ? Un groupe d’habitantes qui réalise un diagnostic de l’environnement urbain dans le but d’améliorer l’espace public et citoyen. Ces marches sont organisées en lien avec les instances locales impliquées dans la vie et l’aménagement du quartier (villes, préfectures, CAF, bailleurs sociaux, etc).
Pour finir, il ne faut pas avoir peur d’agir à plus petite échelle. Certes, le temps de la ville est un temps long mais cela n’exclut pas d’agir sur des projets ciblés qui peuvent aboutir dans des délais maîtrisés : une aire de jeux, un emplacement de mobilier… Quelques exemples : ajouter des lieux pour s’assoir en veillant à leur emplacement, multiplier les lieux de rencontres en veillant dès le démarrage à la mixité des publics usagers et organisateurs, veiller à la qualité des éclairages publics plutôt qu’à la quantité ou encore proposer un éventail de sports plus variés et plus paritaires en pratique libre dans les espaces publics.
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Je suis néanmoins, pour ma part, tout à fait optimiste quant à l’avenir car depuis 20 ans beaucoup de choses ont évolué. La présence des femmes s’est renforcée dans le milieu de l’aménagement. Bien souvent les réunions auxquelles j’assiste sont maintenant à présence égale, même si c’est encore loin d’être le cas à des niveaux décisionnaires. Par ailleurs, un travail partenarial est en train de se mettre en place entre les collectivités et le secteur privé pour proposer des projets d’aménagement mieux concertés entre décideurs et financeurs.
Il reste cependant le problème de nos héritages, car nous continuons encore trop souvent de recourir à ces instruments conceptuels du passé que sont la planification déconnectée des besoins et des usages et la concertation informative.
Chez CITY Linked, nous avons précisément cette ambition : bousculer cette profession et ses modes de pensée, faire valoir une expertise relationnelle et technique au service des projets. Convaincus que les rencontres sont créatrices de valeur, nous sommes sans cesse dans un souci d’optimisation des interfaces entre les parties prenantes du projet (public/privé/MOE). En favorisant la compréhension des jeux d’acteurs et des enjeux de chacun, nous jouons le rôle d’un trait d’union entre les équipes de production et les élus locaux.
Car il est temps que nous changions nos pratiques et nos mentalités pour que la ville devienne, enfin, un espace d’égalité réelle.